Récit vécu, écrit par ma maman.
Je suis heureuse, pour la première fois Maman ne travaille pas ! C’est un samedi… Elle a eu sa journée. Nous faisons le ménage, la lessive, Pépère Bordereau est dans le jardin. Il n’y a plus d’asperges, mais nous aurons des melons. Il fait chaud, nous avons réintégré le sous‑ sol où nous avons une petite cuisine et une salle à manger ! Il y a aussi deux autres pièces, une où Pépère bricole sur l’établi avec l’étau de Papa et l’autre est la cave à charbon.
Nous allons déjeuner. Mamy a préparé les radis du jardin et un lapin que Pépère a tué (nous en aurons pour la semaine !), puis, une bonne purée pour faire plaisir à Titite (c’est moi). J’avais dix ans, j’étais toute menue et mangeais comme un petit oiseau…
J’aime être en bas car il y a du soleil toute la journée tandis qu’à l’étage, la cuisine est au nord, c’est triste…
Il est quatorze heures et nous avons fait la vaisselle. Je vais jouer avec Micheline Bertrand à travers le grillage. Nous n’allons jamais chez les voisins mais nous parlons très souvent ensemble. Mamy va chercher son raccommodage et Pépère se repose sur une chaise.
Il est 15 heures…. Un peu plus peut être…
Deux avions nous arrivent dessus avec un bruit assourdissant à ras de la maison. Mamy crie : « vite rentrons-nous vite ! Les v’la !”. Moi, je voulais aller voir ce qui se passait mais j’ai été prise par le bras et rentrée en vitesse, il était temps ! Pépère ferme la porte et me coince dans le coin le plus près. Mamy et lui me font un rempart. La porte était à peine fermée qu’elle fut rouverte et projetée au milieu de la pièce. Nous entendons les bombes tomber, notre maison tremble et des gravats me tombent sur la tête. Je me mets à prier, et ce qui m’a le plus étonnée, c’est que Pépère et Maman se sont mis à prier avec moi.
A ce moment-là, j’ai pensé que nous allions tous mourir, j’ai du mal à expliquer ce qui se passait car tout arrivait en même temps : le bruit des mitrailleuses, celui de la bombe qui est tombée à 6 mètres de la maison et l’explosion qui a soufflé les parpaings et les briques à l’intérieur de la pièce. Puis une poussière suffocante et le noir… nous étions murés vivants.. et toujours le bruit de ces avions tournant et mitraillant… Pourquoi ? Qui étaient‑ils ?
Tout cela a duré (je l’ai su après) de 11 à 12 minutes, c’est impensable, cela semble une éternité. Il se passe beaucoup de temps (peut‑être pas…) j’ai tellement peur que je suis incapable d’en mesurer la durée î Puis nous entendons : « Etes‑vous vivants ? Où êtes-vous ? Répondez ! » et Pépère et Mamy crient « Oui, nous sommes en vie mais nous ne pouvons pas sortir ! ». De l’autre côté de la cave à charbon, avec des outils, les voisins arrivent à dégager la porte. Nous sortons très vite et là… Oh mon Dieu ! J’ai vu la maison (ce qui en restait), la pauvre tête de Maman et j’ai pleuré pour elle en disant : »0h Maman, notre petite maison ! ». Je venais de réaliser à dix ans ce qui allait advenir de nous et le chagrin en pensant à toutes les privations que Maman s’était infligées afin de garder cette maison ainsi que Papa lui avait demandé « fais faire notre maison et garde la bien pour Lucienne, promets le moi. » .. C’était sur son lit de mort.
La maison de notre voisine Madame Bertrand est complètement détruite. La nôtre a résisté tant bien que mal grâce aux plafonds armés qui l’ont tenue debout mais il n’y avait plus ni toiture, ni fenêtres, ni portes et les cloisons intérieures étaient éventrées. Madame Bertrand nous raconte alors qu’elle s’est sauvée avec Micheline dans le jardin quand Maman a crié de rentrer. En effet, pour rentrer chez elle, elle devait faire le tour de sa maison et elle n’en aurait jamais eu le temps. Monsieur Bertrand avait commencé depuis un mois à faire une tranchée dans son jardin. Elle n’était pas finie mais l’instinct a poussé Madame Bertrand à aller se terrer au fond avec sa fille. Elle criait : « Joseph ! », c’était le nom de son fils qui était resté dans sa chambre et qui n’avait pas eu le temps de se sauver. Il était descendu dans le sous-sol…
Les gravats rentraient par les petites fenêtres et pour se protéger, il a pris un vieux chapeau de paille de son père et c’est ainsi que sa maman l’a vu sortir de la cave et elle s’est mise à rire… puis à pleurer bien sûr car elle ne pensait plus le revoir.
Les avions au nombre de six étaient italiens. Ils ont lancé leurs 12 bombes mais ce qui est le plus révoltant, c’est qu’ils mitraillaient les gens qui se sauvaient…
Je regarde autour de moi, les clapiers de tous nos beaux lapins… morts sauf quelques-uns qui sautaient dans les décombres et puis cette odeur de poudre, de poussière et ce silence….
Je suis certaine que la période de mon enfance s’est arrêtée ce jour-là. Je suis devenue adulte car je devais aider Maman, j’ignorais comment mais je devais l’aimer encore plus.
Le lendemain, il y avait 11 cercueils dans la nef de la cathédrale de Sens….
Sur une distance d’environ 350 à 400 mètres, sans toucher les voies ferrées (ce qui devait logiquement être leur cible), les avions italiens avaient détruits quelques pavillons et fait beaucoup de morts : deux voisins qui faisaient leur jardin, les quatre petits soldats qui gardaient une chicane avant la gare, des ouvriers et des cheminots qui travaillaient dans la gare.
Je venais de faire ma première communion le 19 mai à Saint Maurice. Ma jolie robe blanche était dans la salle à manger… nous n’avons retrouvé que le voile et un chausson… celui de Joseph qui a été projeté dans notre salle à manger. Ce sont des choses qui arrivent avec le souffle des bombes.