Chienne de vie
Il sentit immédiatement le regard des autres se poser sur lui. Le vigile le contempla de la tête aux pieds d’un air méprisant comme pour lui signifier qu’il n’avait rien à faire dans ce magasin. Mais Pierre était déterminé. Trop de privations et son ventre qui lui rappelait sans cesse qu’il n’avait rien avalé depuis le matin le poussèrent inexorablement au travers des rayons bien alignés, gorgés d’appétissantes victuailles. On ne le regardait pas franchement, à peine pouvait-il percevoir des regards fuyants. De quoi avait-il l’air maintenant dans son vieux manteau élimé aux manches ? Il n’avait plus d’âge, amaigri par les privations successives, le visage creusé, prématurément adulte malgré cet air enfantin que l’on arrivait encore à distinguer lorsqu’il esquissait un sourire, ce qui lui arrivait de en plus rarement. Clochard.. jusqu’aux semelles de ses chaussures minces comme l’espoir de trouver de quoi se nourrir ce soir.
Tout à ses pensées et remuant sans cesse les 3 malheureuses pièces de un franc qui cliquetaient tristement dans la poche droite de son pardessus, Pierre se retrouva au milieu du rayon boucherie. Les petites barquettes blanches faisaient ressortir la couleur rouge de la viande tant convoitée et de beaucoup plus grandes parées d’étiquettes oranges affichant « promotion » avec insolence attisèrent sa faim. Il s’approcha timidement « juste pour voir »… 43 francs ! « Il ne me manque que 40 francs », se dit-il, essayant de rire de ses propres malheurs sans y parvenir vraiment . C’était bien tentant pourtant… Cette petite barquette de bifteck.. personne ne le remarquerait. Une vieille cliente était occupée à déchiffrer l’étiquette d’un poulet…. Non ! Pas question ! Il n’avait pas gardé sa dignité jusque là pour tomber aussi bas !
Il reprit son chemin comme un automate, les yeux embués de larmes, n’apercevant même plus les néons pourtant aveuglants du supermarché. Oui, il était vraiment tombé bien bas. Il essuya maladroitement ses larmes du revers de la main et aperçut le dessin d’un brave toutou, bien nourri qu’on avait comme jeté sur un paquet de croquettes. Il y en avait plein des paquets de croquettes. « Les chiens sont mieux nourris que les hommes » marmonna t-il en passant devant les boites de « bouchées au bœuf » et autres spécialités gastronomiques canines. Tout à coup, il s’aperçut qu’il commençait à saliver comme un chien devant un os rien qu’à la vue des photos plaquées sur les boites.. « Après tout, ils les empoisonnent pas les chiens », se dit-il comme pour se rassurer. 2,95 francs.. toute sa fortune ou presque. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui.. Oui, il était seul. Il s’empara de la boite « aux morceaux d’agneau et petits légumes » qu’il se mit à serrer tout contre lui. Personne ne l’avait vu.
D’un pas plus assuré, il commença à rebrousser chemin pour se diriger vers les caisses.. les caisses ! Les seules qu’il connaissait désormais étaient les caisses de bière vides que rapportait parfois Emile après une nuit de beuverie. Tiens, le rayon des jouets… Des petites voitures ! Pierre se mit soudain en arrêt devant un petite fiat 500 toute rouge… la voiture de Papa. Oui c’était bien la même avec sa banquette arrière tellement étroite que sa grande sœur se retrouvait les genoux sous le menton. Ses dents claquaient quand Papa passait sur les bosses du chemin qui menait à la ferme là bas en Corrèze. Je riais aux éclats et Manon se sentant trahie essayait de me mettre des claques que j’esquivais à chaque fois. C’était le bon temps jusqu’au jour où, rentrant à la ferme Papa trouva Maman immobile recroquevillée près du puits… sans vie. Papa n’était pas un mauvais homme mais il se mit à boire…. Manon fut envoyée chez Tante Rosine et moi.. chez le grand-père Alphonse. De grosses larmes se mirent à nouveau à couler sur les joues maigres de Pierre, tombant de ses pommettes en promontoire comme le ferait une chute d’eau de la montagne.
Un denier effort et le voici devant un petite caissière boulotte aux cheveux décolorés : Nadia. Son prénom est cousu sur la poche de sa blouse verte. Pierre pose délicatement son repas du soir sur le tapis roulant. Il se sent obligé de dire « ça revient cher à nourrir les chiens à notre époque ! ». Il se sent bête, inutile, à la limite du ridicule. Il sort timidement les 3 francs de sa poche et les dépose dans la main potelée de la caissière qui s’empresse de lui rendre 5 centimes et un joli ticket bien présenté avec la date et l’heure. Pierre ne sait même plus quel jour on est. Il y a longtemps qu’il a perdu la notion du temps qui passe.
En sortant du magasin, Pierre pense déjà aux railleries d’Emile. « Tu ne pouvais pas piquer quelque chose, pauvre andouille ? » Une boite pour chien ! Quel benêt ! Tu vas aboyer toute la nuit ! ha ha ha.. Le rire d’Emile lui déchirait déjà les oreilles alors qu’il s’enfonçait dans la nuit glaciale de ce soir de décembre…